Pierre Gréco (qui fut collaborateur de Jean Piaget):

... ce qui manque peut-être le plus dans l'enseignement, c'est, pour une connaissance censée connue, de ne pas autoriser l'élève à tâtonner, de ne pas l'autoriser à fournir des modèles qui ne sont pas immédiatement les modèles les plus parfaits. Laisser plus de place à des problèmes ouverts, ou laisser plus de place à un certain nombre d'erreurs, en se demandant pourquoi ces erreurs s'écartent de la solution visée, ce serait peut-être une meilleure manière de conduire à la formalisation, plutôt que d'imposer le modèle tout fabriqué. Il va de soit que les schèmes scolaires n'ont aucun intérêt pour le psychologue. Si, dans une expérience, le sujet traite le problème comme il a appris à le faire à l'école, le psychologue ne peut évidemment pas en dire grand-chose; de même, il a tendance, quand les résultats ne correspondent pas à ce qu'il en attendait, à conclure un peu vite: eh bien, c'est parce que l'enfant a été formé par l'école et ce n'est pas un fait significatif... Pourtant, je crois que, si peu intéressantes que soient ces réalités pour le psychologue, le didacticien ne doit pas les éluder et c'est même le pain quotidien de la psychologie. Ce serait une bonne chose que les maîtres soient avertis des possibilités de transfert illégitime ou de stratégies subreptices que les sujets se sont forgées pour la résolution de problèmes-types. Tant que les problèmes sont stables, ces stratégies assurent les performances scolaires ordinaires, mais elles sont naturellement mises en déroute dès que le problème change un peu.

Si vous permettez, je vais, comme d'habitude, dire du mal des habitudes scolaires de mon pays - comme s'il en avait besoin !- mais, quand même, tout notre enseignement primaire ne repose-t-il pas sur un mécanisme de bienveillance et de sadisme? La bienveillance, c'est pendant que l'élève est à l'école, et le sadisme, c'est quand il passe l'examen. Nous avons dépouillé les textes de manuels scolaires (six manuels de l'enseignement primaire tout à fait différents) et nous avons regardé les exercices posés à la fin de chaque chapitre: à 80 % ils correspondent exactement aux situatiuons canoniques présentées dans le chapitre. Il n'y a que 20% d'exercices un peu bizarres, où le sujet doit inventer et qui ne sont pas exactement ceux décrits dans le cours, pour autant que nous avons pu le vérifier. Lorsque les maîtres demandent aux élèves de faire tel ou tel exercice, ils évitent de donner les exercices les plus difficiles ou ils ne les donnent qu'aux bons élèves. Et puis, le jour de l'examen, le problème est toujours un problème insolite, et je ne résiste pas de vous citer le dernier que je connaisse. C'est un problème de certificat d'études. Il a été formulé de la manière suivante: "Un ouvrier doit découper dans une plaque de tôle de tant sur tant, des disques de tant de diamètre; combien de disques pourra-t-il découper?" Or je me suis procuré non seulement l'énoncé du problème, mais aussi le rapport que l'autorité académique m'a fourni. Ce rapport dit que l'énoncé contenait un piège: les imbéciles auront calculé la surface de la plaque de tôle, divisé la surface de la plaque de tôle par la surface du cercle, et trouvé un nombre qui n'est pas le bon. La "bonne solution" du problème consistait à quadriller la feuille de tôle, à se représenter chaque cercle inscrit dans un carré et par conséquent à calculer le nombre de carrés de côté 1(sic) qu'on peut découper dans la plaque de tôle... Il n'y a qu'un ennui et même deux: d'abord, jamais personne, jamais aucun exercice scolaire n'a expliqué aux enfants que c'est comme cela qu'il fallait découper les cercles dans une plaque de tôle, et au demeurant la solution est fausse! Le nombre de ronds qu'on peut découper dans ces conditions (en inscrivant les ronds dans des carrés) n'est pas le nombre maximum...

Pierre Gréco, Structures et Significations (Approches du développement cognitif),pp280-281, Editions de L'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1991.(le texte est tiré d'une conférence qui a eu lieu en 1971).

explication du problème: voir explication